Terry
C’était de ces jours où les nuages recouvrent le ciel, transformant la campagne en monde gris et uniforme. Ces jours où on se met à pleurer sans vraiment savoir pourquoi.
Assise dans l’herbe, je regardais les voitures défiler sur l’autoroute en contrebas. Un fleuve de métal sur un lit de goudron. Cela me répugnait tellement que malgré l’envie que j’en avais, je n’osais pas m’y jeter.
À la fin, la lassitude l’emporta; je me levai et défroissai mon jeans. Cette fois j’avais bien failli le faire, pourtant comme d’habitude, j’en avais été incapable.
Peut-être aimais-je trop la vie finalement... Peut-être avais-je tout simplement peur.
Une goutte. Puis deux. Je n’avais même pas besoin de verser des larmes, le ciel s’en chargeait pour moi, il sanglotait sur ma lâcheté, ma misérable existence.
Depuis ma naissance, tout avait été une suite d’échecs ; aussi loin que je me souvenais, les autres avaient toujours eu des relations conflictuelles avec moi. J’avais un surnom, Terry la Caractérielle. Il m’allait plutôt bien, c’est du moins ce que disait Maman. Je finirai sûrement dans un asile de fous, me disais-je, peut-être que là enfin je trouverai des gens comme moi !
Inadaptée à la société, c’est la sentence qu’avait prononcé le directeur à l’école, ce que j’étais. Je l’entendais encore : "Thérèse est brillante, on ne peut le nier. Je suis néanmoins au regret de vous annoncer qu’il est impossible de la garder ici. Un établissement spécialisé serait certainement plus adapté" Ça suffit. Il avait rayé ma vie comme on barre un mot indésirable d’un coup de crayon. Avant, je n’avais pas conscience du désastre, à présent oui.
Je revins à la réalité. Il fallait que je rentre ; si je devais vivre, autant ne pas leur faire plus de soucis. Du talus au-dessus de l’autoroute, on pouvait voir le village étouffé entre les collines, elles-mêmes dissimulées sous les arbres. C’était très beau en fait, quoiqu’au milieu des maisons on sentit une oppression constante, coincé dans l’étau que formait la montagne. C’était un sentiment horrible, surtout en ouvrant les volets le matin quand on se retrouvait face à un mur d’arbres qu’on aurait presque pu toucher du doigt.
L’école pour surdoués n’avait pas voulu de moi. Ils avaient dit que j’étais trop instable. Il paraît que j’étais une bombe à retardement prête à exploser. Jolie image, quand on y repense ; ils m’avaient effrayée. J’avais eu envie de fuir, de tout casser, de hurler que non, je n’étais pas folle. Rien à faire. Maman avait pleuré tout le chemin du retour, à cause de moi.
Alors que je marchais, il semblait que le village et la civilisation se rapprochaient de moi plus que je m’approchais d’eux. Cette impression était vraiment détestable. Je haïssais lorsque le regard des gens se posait sur moi avec méfiance, se disant intérieurement "attention, la psychopathe arrive". Et ils criaient aux enfants de jouer plus loin, comme si j’allais leur faire du mal. Eux, ils ne m’avaient rien fait, ils n’avaient pas contribué à faire de mon existence une perte de temps. Ils avaient encore beaucoup d’espoir sur ce qu’allait être leur futur, ce qu’allait leur offrir le monde. Moi, il n’y avait que le ciel pour me donner sa pluie et ma mère pour m’abreuver de ses larmes.
Voilà, je me tenais finalement devant la porte en bois verni de chez moi. Je n’osai pas entrer, peut-être poursuivie par l’espoir fou que derrière la porte tout aurait changé, et la peur que cette douce image s’effondre, comme les autres. Brusquement, quelqu’un tira le battant à l’intérieur, laissant échapper la chaleur de l’entrée. Maman. Le visage sillonné de rides prématurées creusées par les soucis que je lui causais, les yeux brillants, les cheveux en bataille : Maman, l’unique personne qui avait confiance en moi. Sa voix couverte par le bruit de la pluie sur la rue parvenait difficilement jusqu’à moi.
– Mon dieu, Terry tu es trempée ! Rentre vite, je t’en prie. On a pas idée d’aller se promener sous un tel temps ! Va dans la salle-de-bains et essore-toi les cheveux avec une serviette. Vite, ajouta-t-elle, car je restais plantée là sans bouger.
Je me décidai finalement à faire ce qu’elle disait. Elle savait toujours ce qui était bon pour moi. Sans un mot, je montai les escaliers. Ma soeur sortit de sa chambre, et nous nous croisâmes dans le couloir. Elle, elle était normale, pas une adolescente aux réactions bizarres et imprévisibles. Deux ans de moins que moi. Je la plaignais, elle n’avait jamais connu de jours sans que je cause des dégâts quelque part. Elle me considérait certainement comme un fardeau exécrable, le monstre dont on ne pouvait faire abstraction, dont les parents s’occupaient avant elle. Elle ne méritait pas cette situation, mais comme le reste, je n’y étais pour rien, c’est triste à dire.
Je me séchai brièvement les cheveux, puis me réfugiai dans ma chambre. Le papier peint bleu me rassurait, me calmait quand l’étouffement devenait trop lourd à supporter, quand j’avais envie de tuer tous les habitants de ce maudit village, quand mon écoeurement menaçait de m’engloutir.
Je restai là deux heures, assise sur mon lit à rêver. Puis Maman monta me voir avec une assiette fumante contenant mon repas du soir. Elle la déposa sur le bureau puis s’approcha doucement.
– Terry, ça va ? J’ai pensé que tu préférerais manger ici plutôt qu’en bas avec nous.
Je fis oui de la tête. Maman savait que je n’aimais pas parler. À l’école, les autres enfants n’avaient pas compris cela. Ils avaient essayé pendant des heures de me faire dire quelques mots ; la peur m’avait envahie, et après... et après je les avais tous poussés loin de moi et j’étais partie en courant. Plus tard, la maîtresse s’était agenouillée à mon côté, les sourcils froncés comme les adultes savent si bien le faire, indignée de ma conduite.
– Thérèse, te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Trois de tes camarades sont blessés. Ils voulaient te parler, que tu joues avec eux. Qu’est-ce qui t’as pris de les bousculer de cette façon ?
J’aurais voulu lui expliquer que j’avais éprouvé une crainte insurmontable en les voyant, que ça avait été plus fort que moi, mais elle avait repris immédiatement.
– Tu regrettes ton geste ? Allez, va leur dire pardon et tout ira bien.
Moi de glace. Non, aucun remords. Me tenir devant eux, affronter leurs regards cruels et sans pitié semblait un effort incroyable, rien n’aurait pu m’y décider.
Mais la maîtresse n’avait pas compris, elle m’avait envoyé chez le directeur, pour mon plus grand malheur. Pourtant, j’avais été bien dans la classe, les exercices paraissaient être une multitude de jeux différents, les facettes d’un même tout que l’on approchait peu à peu, chaque mystère résolu posait à son tour une foule de questions encore plus intéressantes. C’était passionnant, la maîtresse me regardait avec admiration alors. Pour une fois je m’étais sentie à ma place.
Quel gâchis ! Je savais pourtant qu’aujourd’hui, si la même situation se présentait, je réagirais exactement pareil.
Des larmes glissant sur mes joues me transportèrent à nouveau dans le monde des vivants. Maman me prit gentiment dans ses bras. Un instant, j’oubliais tout.
Ma soeur appela de la salle-à-manger ; il fallait que Maman descende au plus vite. Quinze secondes plus tard, seule, je sentis peu à peu la sérénité du moment se dissiper, comme une brume autour du lit. Il me semblait qu’un petit effort aurait permis de rattraper cette paix qui s’échappait inexorablement. Hélas, je n’y parvenais pas, et la détresse que j’éprouvais un instant auparavant refit surface. Il fallait que j’agisse, n’importe comment. Je m’étirai soudain et m’assis à mon bureau, saisissant rapidement une feuille et un stylo bille à moitié vide. Je m’attelai ensuite à rédiger les quelques paragraphes que vous avez sous les yeux.
Je suis persuadée que vous vous demandez tous ce que je vais faire maintenant. Bien, je me dois de vous éclairer, il serait indigne de ma part de ne pas vous conter la fin de cette pathétique histoire. Les réactions violentes que je subis dès qu’on tente de communiquer avec moi ne vont certainement jamais avoir de fin, pas plus que l’horrible oppression qui me ronge chaque jour davantage. Peut-être aviez-vous deviné mes intentions dès le début de votre lecture. Il semble que j’ai trop peur pour me jeter dans le flot des voitures ou même le vide.
Je rêve plutôt d’un sommeil sans fin, qui apaise une fois pour toutes les insupportables émotions que je ressens. Je vais donc me glisser subrepticement dans la salle-de-bains, dérober juste ce qu’il faut de somnifères, puis revenir ici, où quelques minutes seulement seront nécessaires pour que je sois terrassée au point qu’épuisée, je me glisse sous les couvertures et m’endorme. Définitivement.
Twily, 20 mai 1999